Fiction

Le monstre qui me suit

La lune maladivement pâle envahit une marée de noir, sa lueur glaciale un déluge d’argent qui inonde le petit monde en contrebas : les cyprès qui se balancent comme des algues sous l’eau, l’église dont le clocher pointu saille d’une mer de maisons minuscules, et la silhouette bleu marine des montagnes découpées qui se dressent dans le lointain. La ville est endormie, abritée par une couverture d’étoiles, et enveloppée des vagues de nuées déferlantes. Le silence nocturne de mes environs est ponctué par le bruit éloigné de voitures qui circulent à travers le dédale des voies urbaines en dessous, et je me réjouis de mon isolement de ces traces de vie. Le froid mordant du vent d’hiver brûle mes avant-bras, mais j’hésite à dérouler mes manches, éprise de la caresse coupante de l’air frais sur ma peau nue. Je ferme les yeux, et une éternité de confinement nage parmi mes souvenirs les plus vivaces.

Je m’aperçois que je ne suis plus seule. Un bruissement proche sonne à mes oreilles, et je sais immédiatement que mon chasseur m’a retrouvée. Je frémis devant le regard calculateur qui me pique la nuque, et l’image fantomatique de son expression endiablée infeste ma mémoire. Sans devoir surveiller mes arrières, je vois en détail le visage monstrueux de la bête qui m’y attend : sa peau de lézard, rugueuse et ridée, son sourire odieux, un fouillis laid de crocs jaunâtres, et ses yeux infâmes. Mon pouls vrombissement bat au rythme d’un tambour de guerre, et je m’engage dans une bataille intérieure de combat-fuite. Ma gorge flamboie de la chaleur atroce du cri que je réprime, et une peur prédatrice serre ma poitrine comme un serpent étrangle sa proie. Son rire quasiment inaudible est un hurlement carnassier qu’empoissonne l’air entre nous, une mélodie sinistre qui me tétanise.

Ma seule solution est de courir – aussi loin, et aussi vite, que possible. Je me lance en direction du pied de la colline arbustive qui était une fois mon refuge, poussée par le poids écrasant de l’effroi qui me noie. Mes jambes me pédalent mécaniquement vers l’avant, et je guette nerveusement le bruit pénible des pas qui suivent de près les miens. Les bâtiments gris, jaunes, et marrons de la cité et leurs vitrines accrocheuses défilent sous ma vision périphérique dans un flou de couleur, alors que je me précipite frénétiquement le long de la série interminable de rues vides devant moi. Les bouts de ses doigts frôlent mon dos courbaturé dans une tentative de m’attraper, mais j’accélère vers un hôpital avoisinant à la recherche d’asile de sa chasse. La croix rouge menaçante au-dessus de ses doubles portes d’entrée m’effarouche, ses bras angulaires tendus en signe de protestation contre ma proximité, comme ceux d’un épouvantail.

Je fais irruption dans la salle d’attente, et fonds dans le sol linoléum, en berçant mes genoux contre mon abdomen comme un fœtus. Un braillement rauque m’échappe, un cri aigu de détresse qui résonne dans l’immensité de la réception chaulée. « Lâche-moi ! Lâche-moi ! » m’exclame-je désespérément, en m’étouffant avec mes larmes devant les regards fixes des patients ébranlés qui assissent à la scène. La tête chauve d’un vieillard grassouillet sort de son journal pour mieux m’observer, et les pleurs d’un bébé aux joues roses commencent à chanter en harmonie avec les miens. Une paire mains gantées saisit fermement mes épaules, et me tient dans une étreinte restrictive. J’halète entre sanglots, en luttant laborieusement pour respirer sous la prise suffocante de mon ravisseur. « Elle est revenue » déclare-t-il, sa voix teintée de panique, « la patiente disparue ».

Un médecin agité aboie précipitamment un enchaînement d’ordres à une équipe de réceptionnistes aux yeux écarquillés qui observe confusément le tumulte hideux dont elle est saisie. « Dites à la police d’annuler leurs recherches… Qu’un des infirmiers m’apporte un sédatif… Ne restez pas plantez là, aidez-moi à la clouer au sol ! » exige-t-il, en élevant sa voix à chaque commandement, « Et que ça saute, vous m’entendez ? Retournons celle-ci au service psychiatrique au pas de course ! Sa paranoïa atteint des sommets ! ». Ses mots sont assourdis par ma clameur hystérique, mais il ne prête pas attention à ma détresse. Ma joue rougie pressée contre le plancher froid, et mes poignets retenus ensembles au-dessus de mon coccyx, je me débats fébrilement comme un poisson dérobé à l’eau, résolue à me libérer de l’étau qui me piège, les manches rêches d’une blouse blanche, marbrées de tâches ternies et trempées de l’odeur nauséabonde de produits chimiques.

J’éprouve une douleur lancinante dans ma cuisse, une sensation de brûlure qui s’écoule en douceur sous la surface de ma peau. « Nous avons dû vous endormir, Bernadette », m’informe une voix familière, « vous n’avez rien à craindre ». La conversation soucieuse de ceux qui m’entourent commence à ralentir, et un engourdissement picotement se dilate à travers de mon corps avachi. Un voile de noir choie devant mes yeux, et mes membres lourdes s’enfoncent dans la surface dure au-dessous. Avalée par un flot d’inconscience, les voix du docteur et son adjoint s’estompent doucement, mais le visage monstrueux de la bête qui me traque me regarde de haut, ses yeux infâmes grouillés d’un plaisir sadique, et son sourire plus odieux que jamais.

Hannah Gray, spring 2018