Autoportraits

Préambule : Lettre à autrui

 

Cher lecteur, chère lectrice,

Je vous écris parce que je n’ai pas assez de confiance pour vous parler directement.

J’ai des milliards de choses à vous dire mais j’ai peur que si je vous voyais en face je me tairais sous l’intensité de vos yeux. C’est aussi probable que nous ne nous soyons jamais rencontrées.

D’aucuns diraient que c’est lâche de vous écrire une lettre au lieu de vous parler en face à face. Toutefois, une lettre me permet de communiquer avec vous depuis le tombeau. Je trouve ça plutôt bizarre et merveilleux.

J’espère que vous ne me considérez pas comme lâche. J’espère que vous comprenez que j’ai voulu briser ce long silence d’entre nous depuis longtemps, mais que je ne savais pas comment le faire.

Finalement, j’ai tenté de vous raconter un extrait de ma vie.

***

 Chapitre I : Quelques aperçus de ma vie

 J’ai rencontré ma meilleure amie à trois ans. Je n’ai jamais eu d’amis garçons. Sauf celui qui m’a mordu parce qu’il voulait le chiffon de nettoyage pour ranger la cuisine de jeu après la recréation. Quand je pense à lui, une image de petites tartelettes à la confiture me vient à l’esprit : des petites tartelettes rouge rubis et jaune citron comme le virelangue d’enfants « un camion rouge, un camion jaune ».

Quand j’avais cinq ans, un artiste m’a dit que mon profil était parfait. J’étais dans un parc avec mon grand-père et l’artiste m’a suivie avec son appareil photo. M’abandonnant dans la lueur de son regard fixe j’ai savouré l’attention : à cinq ans je ne comprenais pas encore le concept de ne pas aimer être prise en photo. Maintenant, je bloque l’objectif chaque fois que quelqu’un essaie de me prendre en photo.

On m’a presque vendue pour 25 chameaux au Caire en 2002. Assise sur le manteau de la cheminée, une photo dépeint une scène étrange où je me retrouve dans une tombe d’une pyramide en Égypte posant avec un homme égyptien souriant derrière moi comme un fou d’une époque passée. Grâce à mes cheveux roux j’étais comme une attraction touristique et assaillie par une foule d’étudiants qui voulaient tous me pincer les joues. Mon père m’a soulevé sur ses épaules pour me protéger. Même l’hôtel où nous logions a décidé de nous surclasser quand ils ont vu mes cheveux et, comme des Pharaons, nous avons séjourné dans une suite où les robinets étaient faits d’or massif.

Le jus de goyave est mon préféré. J’ai oublié le goût, en fait, mais j’aime sa couleur rose éclatante. Pendant longtemps mes couleurs préférées étaient le rose, le bleu et le violet. Maintenant, je dis juste que c’est le bleu.

J’ai rendu visite à une amie à l’hôpital quand elle était anorexique à l’âge tendre d’onze ans. Comme un rêve d’un couloir d’hôpital baignant dans une lumière malsaine, jaunâtre et écœurante et l’odeur nauséabonde de la mort. J’étais en train d’être battue dans l’hôpital par un gang d’hommes, j’étais hors de moi-même en regardant la scène comme si j’étais quelqu’un d’autre. J’avais une vue de l’hôpital coupé en deux comme une maison de poupée, toute petite et détachée de la réalité.

Tout d’un coup, j’entends le cri d’un des hommes : « Courez ! »

La caméra se déplace et zoom sur l’action. C’est moi maintenant qui cours. Les aboiements des chiens s’intensifient et nous courons le long du couloir d’hôpital pendant que les chiens nous poursuivent. Nous entrons dans les toilettes. Un à un, les chiens nous tirent d’en dessous des cabines et nous déchirent.

Cette même année, j’ai perdu un chaton alors qu’elle n’avait que quatre mois. Je pensais que je ne serais plus jamais heureuse. 2008 a été une mauvaise année.

À seize ans, je croyais que je savais tout. Je passais dix minutes devant un miroir à me regarder tous les matins comme si plus je regardais, moins le temps passerait. Je préfère courir plutôt que marcher puisque le temps semble s’écouler plus lentement.

Une fois, j’ai rencontré un homme indien qui a lu dans ma paume. Il m’a dit que j’habiterai dans un pays étranger. Il était amoureux d’une Allemande. Je lui ai dit que quand je serai plus âgée je rêve de vivre au bord d’un lac où je ferai de l’aviron tous les matins pour me rafraîchir l’esprit.

« Un lac en Suède peut-être. Ma grand-mère est suédoise. »

Les semaines de vacances sont plus marquantes que toutes les autres semaines de l’année. Je mets la même chemise porte-bonheur chaque fois que je prends l’avion, je crois aux horoscopes et je salue les pies quand je les vois, même si je me moque des yogis. Quand je regarde par la fenêtre d’un avion le petit monde en dessous me fait penser à Legoland et me rappelle que nous sommes si petits.

J’ai parlé espagnol à un Italien et on communiquait comme ça facilement. Il s’appelait Enzo. J’ai dit mille fois que dans cinq ans je parlerai allemand et italien. Je ne sais pas quand ces cinq ans commenceront. La fin des études est pour moi comme une douche froide. Je feins le désintérêt quand je ne sais pas faire quelque chose. En fait, je préfère ne rien faire plutôt qu’échouer.

J’écris mes rêves dans un cahier pour que je m’en souvienne. Une ou deux fois j’ai eu des rêves prophétiques. Je ne suis pas croyante mais je crois en une « conscience collective ». J’ai lu que le temps n’existe pas et qu’en fait il passe plus vite dans les montagnes qu’au niveau de la mer. Je ne considère pas la vie comme une course, mais je cours en vain, incapable, comme tout le monde, de ralentir le temps.

***

Épilogue : Introspection spéculaire

 C’est difficile, je me rends compte, de raconter mon histoire au présent, de me souvenir d’évènements quotidiens ou du quotidien même, et ainsi c’est difficile pour moi de peindre une image authentique et vraisemblable de ma vie comme je l’ai vécue. Il semble plutôt que la vie se forme d’un collage d’images qui, comme l’angle d’une caméra, manipule la perspective de chaque moment. Ma mémoire oublie des moments et se souvient d’autres sans donner aucune explication de sa méthode.

Écrire un « autoportrait » c’est en fait écrire une histoire faite de petits moments que, pour une raison ou une autre, vous ont semblé pertinents et remarquables ou même pas, nous nous souvenons souvent des choses exceptionnellement banales et anodines. Pourquoi est-ce que je me suis souvenue des tartelettes à la confiture ? À cause de leurs couleurs vives ? Les couleurs rouge rubis et jaune citron ont-t-elles percé mon âme d’enfant ? Et pourquoi alors ai-je décidé de vous raconter cette histoire ? L’énigme de la mémoire c’est que nous revivons certains moments et pas d’autres.

Les couleurs semblent nouer beaucoup de mes souvenirs. Rouge ou jaune, rose ou bleu, le monde d’enfance était pour moi un monde coloré, saturé de pigments lourds, de nuances de tristesse, de nouveauté, vif et vivant. Ce sont les couleurs qui dotent la conscience intangible des notes électriques, d’un sens que cette réalité du maintenant que nous habitons à chaque instant a plus de pouvoir et d’importance que d’autres. Passant comme une ombre à travers la masse hystérique de voix, de moments oubliés, le déroulement incessant de ce sprint qu’on appelle la vie, à partir de son blanc, le début de la vie et la toile neuve, attend le dessin plein d’occurrences, de rencontres, d’étapes ordonnés de la vie qui restent à raconter. Ces souvenirs sont les étincelles de vie qui, comme le peintre ajoutant des couleurs avec son pinceau à sa toile neuve, ajoutent des éclaboussures de vivacité à la page blanche.

 Freja King, spring 2020