(Non-)Fiction

Journaux du dehors

Ces ‘journaux du dehors’ ont été inspirés du livre éponyme d’Annie Ernaux (Journal du dehors, Gallimard, 1993).

These ‘journaux du dehors’ (exterior diaries, or diaries of the outside world) were inspired by Annie Ernaux’s eponymous text (Journal du dehors, Gallimard, 1993, translated into English as Exteriors, trans. Tanya Leslie, Seven Stories Press, 1997).

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Le journal de deux voyages

PARIS

Au café à l’aéroport d’Édimbourg, les gens ne parlent pas. Tout le monde est sur son portable. Sauf une famille, des parents avec leur fils. Mais les membres de la famille ne parlent pas non plus – ils pourraient aussi bien être sur leurs appareils. Le fils sort son portable de sa poche. Les parents commencent à parler.

Queue trop longue pour aller aux toilettes à Charles de Gaulle Terminal 2E. Décision exécutive : utiliser les toilettes handicapées. Odeur distincte et étouffante de la fumée de cigarettes en entrant. À l’évidence, il était impossible pour quelqu’un d’attendre qu’il sorte du bâtiment pour avoir sa dose.

Le conducteur du taxi écoute à la station « Radio FG » : Fucking Good. La musique n’est pas Fucking Good, c’est Fucking affreuse.

Une fille dans la salle d’attente de l’entretien d’embauche. Elle ne lève pas son nez de son livre, La Voleuse de livres. Silence. Elle le ferme, le met dans son sac et se redresse sans dire un mot. Je lui demande si elle attend depuis longtemps. Elle me répond « à peu près dix minutes. » Retour au silence.

« Déjeuner seulement. Pas de cafés » dit le serveur. Le restaurant est presque vide. Il gagnerait à accueillir le commerce.

Un groupe de mères avec des bébés dans un restaurant à Saint-Germain-des-Prés. Les tables sont trop près l’une à l’autre. Il est cependant difficile d’entendre leur conversation sous les pleurs constants des enfants et le mousseur à lait du percolateur. Elles ignorent involontairement la serveuse qui court dans tous les sens bien que tout le monde ait terminé son repas. Elle ne cesse pas de sourire. Il semble que tout soit sous contrôle. Elle oublie d’apporter mon thé au jasmin.

Dans le taxi en chemin vers Charles de Gaulle, le chauffeur veut améliorer son anglais. Il passe à travers La Chapelle en expliquant que c’est un quartier peu sûr. Je lui apprend  le mot « dodgy ». Avec son vocabulaire désormais enrichi, il parle sans cesse des  lieux dodgy à Paris. Il épuise cette discussion. Il me demande si je suis mariée. Je lui réponds que je n’ai que 23 ans. Il dit qu’il était marié à 23 ans et son fils est né un an plus tard. Je ne suis pas prête à avoir des enfants.

Chanel, Hermès, Dior, Cartier. Boutiques toutes vides sauf les vendeurs. Paul, EXKI, ILLY Café. Restaurants tous bondés. Besoin de plus de personnel.

À la porte d’embarquement, un couple avec un bébé fait la queue. L’hôtesse de l’air n’a pas encore ouvert l’embarquement. Le bébé commence à pleurer. La mère s’accroupit au niveau du landau, caresse le visage de son fils et sort son portable de son sac. Elle commence à prendre des selfies avec lui. Il arrête de pleurer.

Chez M&S, dans l’aéroport d’Édimbourg, le choix de produits est trop vaste. Signe en haut en caractères grands : « 3 pour le prix de 2 ! » En dessous, en caractères tout petits, « Applicable sur certains produits seulement ». Presque impossible de lire. Refus de tomber dans le piège du langage commercial. La caisse déploie un labyrinthe attirant de snacks sucrés et salés que vous pouvez acheter au dernier moment. J’achète un paquet d’œufs en chocolat.

MADRID

À l’aéroport d’Édimbourg, tout est silencieux. Sauf dans le seul café ouvert, où la musique retentit. Une famille, des parents avec leur fille, regarde la gamme de produits exposés mais n’achète rien. Les membres de la famille s’assoient à une table. Ils ne parlent pas. Ils lisent des livres tout en prenant une bouchée des sandwichs qu’ils avaient rapportés de la maison.

Pas de queue pour acheter un billet pour le Musée du Prado bien qu’on soit un samedi. Décision exécutive : profiter du soleil avant d’entrer. Environnement calme, le tout accentué par un homme qui joue de douces mélodies à la guitare à côté de l’entrée. Trois autocars de touristes chinois apparaissent de nulle part. Explosion de bruit. Queue interminable.

Une mascotte Mickey Mouse traîne dans les rues. Un groupe d’enfants court vers lui et l’agrippe. Ils ne pourraient être plus heureux. Ils lui demandent une photo. Mickey refuse à moins qu’ils lui donnent une pièce.

À la porte d’Alcalà, une jeune touriste demande à un passant de prendre une photo d’elle. Elle consacre deux minutes à lui montrer comment fonctionne l’appareil photo. Elle ne cesse pas de répéter : « Je veux bien une belle photo, d’accord ? ». La jeune fille se met en place. Elle est prête. Elle tourne le dos à la caméra.

Le café-terrasse est bondé à cause du beau temps. Tous les clients portent des lunettes de soleil. Même ceux qui sont à l’ombre. Le menu ne contient que des boissons alcoolisées. Le soleil nous oblige-t-il à ne boire que de l’alcool ?

Dans un restaurant dans une banlieue résidentielle, les plafonniers sont trop bas. Le serveur doit les esquiver lorsqu’il verse le vin. Évidemment, il est habitué à le faire car cela ne le dérange pas. Il nous presse en disant que nous n’avons qu’une minute pour commander avant que la cuisine ne ferme. Il ne revient que quinze minutes plus tard pour prendre la commande.

Un couple dans une barque au parc du Retiro. Il a du mal à naviguer le bateau et à éviter une collision avec un autre. Elle a du mal à trouver le bon angle et l’éclairage parfait pour son selfie.

Dans un taxi, le chauffeur est étonné d’apprendre que je ne suis pas espagnole. Il me demande d’où je viens. Je lui réponds « Londres ». « Non mais sérieusement, t’es originaire d’où ? » il dit après une pause. Il ne savait pas comment tourner sa question. Plongée dans mes origines indiennes. Il paraît très intéressé, comme tous les chauffeurs qui me posent de telles questions. Impossible de savoir s’ils essaient de me draguer ou s’ils sont tout simplement aimables.

Promenade en plein air le soir. Une jeune fille se plaint à son copain qu’elle a froid. Pas du tout surprenant – elle porte des jeans troués. Être à la mode a un coût.

À la porte d’embarquement à l’aéroport de Madrid, tout le monde est sur son portable. Personne ne parle, pas même un couple qui a les bras et jambes entrecroisés. Changement de porte imprévu. Les gens s’y déplacent. Retour aux portables et au silence. Le couple ne peut pas trouver de sièges voisins. Ils regardent par-dessus leur épaule constamment pour s’assurer que l’autre va bien. Angoisse de la séparation.

Chez M&S, dans l’aéroport d’Édimbourg, la plupart du stock est épuisé. Démarques affichées sur les produits restants en jaune pour attirer l’attention du consommateur. Refus total de regarder ces promotions. J’achète ce que je veux.

Hannah Portner. This text won first prize in the 2017 Tonguefreed creative writing competition.

 

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La bibliothèque universitaire

À St Andrews, la bibliothèque est un lieu communautaire, un élément central des études. Elle est aussi un non-lieu, où les savoirs et les relations humains sont partagés, où les étudiants passent leur temps mais n’ont pas une connexion personnelle ni émotionnelle.

Au dehors de la bibliothèque, sur la droite, il y a une zone fumeurs avec des bancs et des tables, avec un air sensiblement différent de l’atmosphère à l’intérieur de la bibliothèque. Les gens viennent ici en cherchant un répit de l’air étouffant aux étages supérieurs. Le pas rapide et tendu, les expressions sérieuses sur les visages, indiquent que l’atmosphère oppressive est nourrie par les étudiants eux-mêmes alors qu’ils entrent dans la bibliothèque au désespoir.

Ici, l’air est plein de la fumée de cigarettes et des voix des étudiants absorbés par leurs conversations.

Un jeune homme raconte des anecdotes personnelles sur la tente VIP à Coachella et ses séjours à Paris. Un exemple de la richesse excessive de cette population étudiante. « Techniquement, j’ai un cours en musique électronique à 14 heures, mais je n’y vais pas, » il dit. Dommage, car je sais que ce cours est convoité.

Une jeune femme est assise seule avec une cigarette. Quand elle regarde l’écran de son portable, elle sourit. Elle tape un message et elle glousse. Un certain type d’interaction, rendue possible par nos portables. Est-ce qu’il encourage les rapports humains, ou les détruit ? Ici nous ne trouvons pas la réponse, mais cette femme qui rigole avec l’écran n’est pas une image inhabituelle ; les portables sont normalisés dans nos vies quotidiennes.

Il y a des scènes d’amitié et de gentillesse bien sûr, car sans elles, sans ces connexions spontanées, nous ne serions pas humains. À une table, trois hommes discutent de leurs devoirs en roulant des cigarettes. Un autre homme arrive avec un ami, les deux étrangers au groupe de trois. L’un des deux cherche un filtre pour sa cigarette, et l’un des hommes de l’autre groupe lui en offre un. « Merci bien, vous êtes trop aimable, » l’un dit à l’autre.

Les deux sont partis, et le jeune homme qui a offert le filtre dit, « je ne me sens pas bien ; j’ai l’impression de me noyer. »

À ce moment-là, j’ai un sentiment qui me pousse à intervenir vers cet homme, qui vient d’en aider un autre. Mais je m’arrête. Que puis-je lui offrir ? Cela ne me regarde pas, ses amis lui donnent des réponses. Même ici on peut voir le cœur humain.

« St Andrews, c’est notre famille, » dit l’un d’entre eux. Un couple passe, main dans la main. Ce petit village nourrit des sentiments de confort, de sécurité et de camaraderie lors de ce temps transitoire de maturation.

Hadley Heckmann

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L’histoire d’un après-midi

De l’intérieur, il est difficile de deviner la saison. Les rayons de soleil percent à travers de fortes rafales, et les gens se battent pour conserver la maîtrise de leurs écharpes et de leurs cabas. Des doudounes noires se mélangent avec des lunettes de soleil et des bras nus ; il semblerait qu’on ait dû choisir un camp ou un autre, mais aucun ne paraît déplacé. Un coureur en fluo passe comme un éclair devant la fenêtre, esquivant les bourrasques qui ballottent les autres. La porte s’ouvre, laissant entrer un couple d’âge mûr ébouriffé.

Une jeune étudiante est assise avec un café crème, ses cheveux blonds délibérément en désordre. Apparemment insensible au martèlement de la machine à café derrière elle, elle écrit des listes précises dans un carnet Moleskine tout en balayant des photos sur l’écran brisé d’un iPhone rose vif. Le vernis chatoyant qui orne ses ongles est immaculé.

Un écolier avec une seule chaussette bleu marine encore relevée marche résolument pour obtenir une paille. Il marque une pause, puis s’empare d’une dizaine et les serre dans sa main avec un sourire alors qu’il retourne en sautillant vers sa grand-mère. Elle ouvre la bouche pour dire quelque chose, puis s’arrête. Elle se penche en avant pour regarder dans sa théière.

Le couple réapparaît. La femme ouvre la marche vers une table vide. L’homme la suit avec un plateau, toute son attention concentrée sur les deux tasses de café précairement remplies. Elle retire soigneusement son boléro de fourrure noire pour révéler un flot de perles, qui rend la chemise flamboyante à motif cachemire de son mari presque quelconque. Au-dessus du cliquetis des pieds de chaise et du papotage, un minuteur sonne. Quelques instants plus tard, un jeune serveur apparaît avec un pain aux raisins grillé. La femme fait un geste à son mari, dont les cheveux gardent encore la trace des bourrasques de vent. Il respire l’odeur sucrée avec impatience tandis qu’elle regarde avec un mélange de nostalgie et d’envie l’étudiante qui fait tournoyer distraitement ses longs cheveux.

À l’autre bout de la pièce, deux des pailles sont devenues une épée, et une bataille intense fait rage. Le son des armes qui coupent l’air se mêle aux sonorités légères de la musique de fond, pendant que le chocolat chaud tant demandé se refroidit, abandonné sur la table. La femme voisine ne se rend pas compte de ce danger imminent ; elle sourit à son téléphone, son écharpe toujours enroulée autour de son cou. Sa tarte au citron demeure intacte, contrairement au pain aux raisins grillé, qui a disparu, une traînée de miettes et une atmosphère de tension pour seule trace. L’homme semble mécontent alors que sa femme lui dit qu’il peut toujours aller en commander un autre, elle ne pensait pas qu’elle avait si faim.

Sans prévenir, quelque chose se fracasse au sol. Une vague de silence éclatant. Seule la chanteuse à la voix rauque continue à roucouler. Même la femme entourée de l’écharpe lève les yeux. Ses boucles d’oreilles pendantes étincèlent sous le soleil de l’après-midi qui coule par la fenêtre. Au fur et à mesure, la marée de bruit remonte. Le jeune serveur apparaît de nouveau, brandissant cette fois un ramasse-poussière. La femme est distraite suffisamment longtemps pour manger une bouchée de tarte, avant de reporter son attention sur l’écran.

Le couple d’âge mûr se lève pour partir. L’homme continue d’ignorer résolument sa femme alors qu’il met sa veste grise beaucoup plus classique que sa chemise. Elle semble légèrement frustrée par son entêtement, mais pas surprise ni particulièrement perturbée. Elle lui rappelle qu’ils doivent encore acheter une carte d’anniversaire pour sa mère. Ils se dirigent vers la porte en silence.

Presque immédiatement, un autre couple prend leur place. Le jeune homme met le plateau sur la table. La fille déplace les deux tasses vides et la seule assiette avant de balayer les miettes sur le sol. L’atmosphère de tension se dissipe, remplacée par une anticipation nerveuse. Le garçon prend les deux cappuccinos et les deux tranches de gâteau au chocolat et les arrange avec grand soin. La fille joue avec son anneau, laissant ses yeux errer. Elle porte un pull de couleur pâle, qui complète sa peau de porcelaine et ses doigts effilés. En face, le garçon est vêtu d’un t-shirt noir moulant, ses bras musclés exposés. Quelques boucles raides s’échappent de sa casquette en cuir. Il sourit, et ses yeux d’acajou poli brillent. Elle sourit à son tour. Les deux prennent simultanément des sachets de sucre. Il fait une sorte de danse avec les siens, comme si c’étaient des maracas. Elle rit. Il les fait tomber, et elle rit de nouveau. Elle prend sa fourchette et commence à manger délicatement sa tranche de gâteau. Il hésite avant de faire pareil. Pour la première fois, il dit quelque chose. Sa voix est chaude et profonde, comme du chocolat noir à 85%.

La bataille d’épée a pris fin. Maintenant, les pailles ressortent des poings serrés de l’enfant comme des griffes. Au lieu du fouettement des lances, on entend des grognements et des sifflements menaçants. Une griffe se détache et tombe au sol. En un instant, la bête sauvage redevient un écolier. Il se mord la lèvre pendant qu’il détermine la meilleure façon de ramasser et de rattacher sa griffe perdue avec ses doigts autrement engagés. Sa grand-mère le regarde avec des yeux ensommeillés, buvant son thé à petites gorgées, l’esprit ailleurs.

À l’extérieur, le soleil disparaît et les gouttes de pluie commencent à tomber. Ceux qui ont pris la décision de sortir sans veste se rendent compte de leur optimisme déplacé, mais refusent d’admettre leur erreur de jugement. Un père avec une poussette sort une housse imperméable et l’examine avec appréhension. Son jeune fils l’observe avec la même expression. Après plusieurs tentatives infructueuses, il parvient à l’attacher, quoique dans le mauvais sens, et repart en marchant à grands pas fiers. Le parapluie d’une femme élancée s’est retourné. Elle s’arrête, et délibère si l’effort de le contrôler en vaut la peine. Un vieil homme s’approche de la porte avec soulagement, plusieurs journaux mouillés sous son bras. Une deuxième veste fluo passe à toute vitesse, indifférente à la pluie qui s’abat maintenant sur la ville.

Le jeune serveur commence à empiler les tables et les chaises à l’extérieur avec une rapidité remarquable. L’heure de fermeture approche, et la pluie ne montre aucun signe de lassitude. À l’intérieur, le vieil homme s’assied devant son café. Il me voit le regarder, et me sourit. Je souris à mon tour. Il enlève son écharpe, la plie avec précision et la place sur la chaise vide à côté de lui. Il fouille dans la poche profonde de sa veste en tweed pour retrouver un stylo et ses lunettes. En les perchant sur le nez, il ouvre le premier journal humide à la page des mots fléchés.

L’écolier et sa grand-mère se lèvent. Le petit fourre les pailles dans la poche de son blazer du mieux qu’il le peut, mais elles en dépassent toujours. L’une tombe lorsqu’il accélère dans la soirée pluvieuse, moteur vrombi. La grand-mère s’appuie doucement pour la ramasser avant de suivre son petit-fils par la porte, un léger sourire sur ses lèvres.

Rachel Dinsdale